Arthur Rimbaud
Un
Coeur sous une soutane
-
Intimités d'un séminariste. -
***
Ce
texte avait été remis à Izambard, en 1870 vraisemblablement
(Verlaine, écrivant à Vanier, le mentionne parmi les textes
de Rimbaud qui appartiennent à Izambard). Il n'a été
publié pour la première fois, préfacé par Louis
Aragon et André Breton, qu'en 1924. On comprend facilement la raison
du silence fait sur cette nouvelle : avec une certaine verve satirique,
Rimbaud campe ici un personnage de séminariste qui est une caricature
de ses camarades du collège de Charleville. On sait que l'enseignement
y était donné à la fois aux élèves laïques
et aux élèves du séminaire voisin, qui venaient en
soutane. Ce ton anticlérical ne pouvait que déplaire à
Verlaine, et effrayer Izambard lui-même. Ce texte est une gaminerie,
sans doute écrite très vite (Rimbaud n'a fait que quelques
corrections insignifiantes), mais assez virulente, et qui en dit long sur
son état d'esprit de l'époque.
***
... O Thimothina Labinette! Aujourd'hui
que j'ai revêtu la robe sacrée, je puis rappeler la passion,
maintenant refroidie et dormant sous la soutane, qui l'an passé,
fit battre mon coeur de jeune homme sous ma capote de séminariste!...
1er mai 18...
... Voici le printemps. Le plant de
vigne de l'abbé*** bourgeonne dans son pot de terre: l'arbre de
la cour a de petites pousses tendres comme des gouttes vertes sur ses branches;
l'autre jour, en sortant de l'étude, j'ai vu à la fenêtre
du second quelque chose comme le champignon nasal du sup***. Les souliers
de J*** sentent un peu; et j'ai remarqué que les élèves
sortent fort souvent pour... dans la cour; eux qui vivaient à l'étude
comme des taupes, rentassés, enfoncés dans leur ventre, tendant
leur face rouge vers le poêle, avec une haleine épaisse et
chaude comme celle des vaches! Ils restent fort longtemps à l'air,
maintenant, et, quand ils reviennent, ricanent, et referment l'isthme de
leur pantalon fort minutieusement, - non, je me trompe, fort lentement,
- avec des manières, en semblant se complaire, machinalement, à
cette opération qui n'a rien en soi que de très futile...
2 mai.
Le sup*** est descendu hier de sa
chambre, et, en fermant les yeux, les mains cachées, craintif et
frileux, il a traîné à quatre pas dans la cour ses
pantoufles de chanoine!...
Voici mon coeur qui bat la mesure
dans ma poitrine, et ma poitrine qui bat contre mon pupitre crasseux! Oh!
je déteste maintenant le temps où les élèves
étaient comme de grosses brebis suant dans leurs habits sales, et
dormaient dans l'atmosphère empuantie de l'étude, sous la
lumière du gaz, dans la chaleur fade du poêle!... J'étends
mes bras! je soupire, j'étends mes jambes... je sens des choses
dans ma tête, oh! des choses!...
4 mai...
... Tenez, hier, je n'y tenais plus:
j'ai étendu, comme l'ange Gabriel, les ailes de mon coeur. Le souffle
de l'esprit sacré a parcouru mon être! J'ai pris ma lyre,
et j'ai chanté:
Approchez-vous,
Grande Marie!
Mère chérie! Du doux
Jhésus!
Sanctus Christus!
O vierge enceinte
O mère sainte
Exaucez-nous!
O! si vous saviez les effluves mystérieuses
qui secouaient mon âme pendant que j'effeuillais cette rose poétique!
je pris ma cithare, et comme le Psalmiste, j'élevai ma voix innocente
et pure dans les célestes altitudes!!! O altitudo altitudinum!...
.....................................
7 mai...
Hélas! Ma poésie a replié
ses ailes, mais, comme Galilée, je dirai, accablé par l'outrage
et le supplice: Et pourtant elle se meut! - Lisez: elles se meuvent! -
J'avais commis l'imprudence de laisser tomber la précédente
confidence... J*** l'a ramassée, J***, le plus féroce des
jansénistes, le plus rigoureux des séides du sup***, et l'a
portée à son maître, en secret; mais le monstre, pour
me faire sombrer sous l'insulte universelle, avait fait passer ma poésie
dans les mains de tous ses amis!
Hier, le sup*** me mande: j'entre
dans son appartement, je suis debout devant lui, fort de mon intérieur.
Sur son front chauve frissonnait comme un éclair furtif son dernier
cheveu roux: ses yeux émergeaient de sa graisse, mais calmes, paisibles;
son nez semblable à une batte était mû par son branle
habituel: il chuchotait un oremus: il mouilla l'extrémité
de son pouce, tourna quelques feuilles de livre, et sortit un petit papier
crasseux, plié...
Grananande Maarieie!...
Mèèèree Chééérieie!
Il ravalait ma poésie! il crachait
sur ma rose! il faisait le Brid'oison, le Joseph, le bêtiot, pour
salir, pour souiller ce chant virginal; Il bégayait et prolongeait
chaque syllabe avec un ricanement de haine concentré: et quand il
fut arrivé au cinquième vers,... Vierge enceininte! il
s'arrêta, contourna sa nasale, et! il éclata! Vierge enceinte!
Vierge enceinte! il disait cela avec un ton, en fronçant avec
un frisson son abdomen proéminent, avec un ton si affreux, qu'une
pudique rougeur couvrit mon front. Je tombai à genoux, les bras
vers le plafond, et je m'écriai: O mon père!...
.....................................
- Votre lyyyre,! votre cithâre!
jeune homme! votre cithâre! des effluves mystérieuses! qui
vous secouaient l'âme! J'aurais voulu voir! Jeune âme, je remarque
là dedans, dans cette confession impie, quelque chose de mondain,
un abandon dangereux, de l'entraînement, enfin! -
Il se tut, fit frissonner de haut
en bas son abdomen puis, solennel:
- Jeune homme, avez-vous la foi?...
- Mon père, pourquoi cette
parole? Vos lèvres plaisantent-elles?... Oui, je crois à
tout ce que dit ma mère... la Sainte Eglise!
- Mais... Vierge enceinte!... C'est
la conception ça, jeune homme; c'est la conception!...
- Mon père! je crois à
la conception!...
- Vous avez raison! jeune homme!
C'est une chose...
... Il se tut... - Puis: Le jeune
J*** m'a fait un rapport où il constate chez vous un écartement
des jambes, de jour en jour plus notoire, dans votre tenue à l'étude;
il affirme vous avoir vu vous étendre de tout votre long sous la
table, à la façon d'un jeune homme... dégingandé.
Ce sont des faits auxquels vous n'avez rien à répondre...
Approchez vous, à genoux, tout près de moi; je veux vous
interroger avec douceur; répondez: vous écartez beaucoup
vos jambes, à l'étude?
Puis il me mettait la main sur l'épaule,
autour du cou, et ses yeux devenaient clairs, et il me faisait dire des
choses sur cet écartement des jambes... Tenez, j'aime mieux vous
dire que ce fut dégoûtant, moi qui sais ce que cela veut dire,
ces scènes-là!... Ainsi, on m'avait mouchardé, on
avait calomnié mon coeur et ma pudeur, - et je ne pouvais rien dire
à cela, les rapports, les lettres anonymes des élèves
les uns contre les autres, au sup***, étant autorisées, et
commandées, - et je venais dans cette chambre, me f... sous la main
de ce gros!... Oh! le séminaire!...
.....................................
10 mai -
Oh! mes condisciples sont effroyablement
méchants et effroyablement lascifs! A l'étude, ils savent
tous, ces profanes, l'histoire de mes vers, et, aussitôt que je tourne
la tête, je rencontre la face du poussif D***, qui me chuchote: Et
ta cithare, et ta cithare? et ton journal? Puis l'idiot L*** reprend: Et
ta lyre? et ta cithare? Puis trois ou quatre chuchotent en choeur:
Grande Marie...
Mère chérie!
Moi, je suis un grand benêt:
- Jésus, je ne me donne pas de coups de pied! - Mais enfin, je ne
moucharde pas, je n'écris pas d'ânonymes, et j'ai pour moi
ma sainte poésie et ma pudeur!...
12 mai...
Ne devinez-vous pas pourquoi je meurs
d'amour?
La fleur me dit: salut: l'oiseau
me dit bonjour:
Salut; c'est le printemps! c'est
l'ange de tendresse!
Ne devinez-vous pas pourquoi je bous
d'ivresse?
Ange de ma grand'mère, ange
de mon berceau,
Ne devinez-vous pas que je deviens
oiseau,
Que ma lyre frissonne et que je bats
de l'aile
Comme hirondelle?...
J'ai fait ces vers là hier,
pendant la récréation; je suis entré dans la chapelle,
je me suis enfermé dans un confessionnal, et là, ma jeune
poésie a pu palpiter et s'envoler, dans le rêve et le silence,
vers les sphères de l'amour. Puis, comme on vient m'enlever mes
moindres papiers dans mes poches, la nuit et le jour, j'ai cousu ces vers
en bas de mon dernier vêtement, celui qui touche immédiatement
à ma peau, et, pendant l'étude, je tire, sous mes habits,
ma poésie sur mon coeur, et je la presse longuement en rêvant...
15 mai. -
Les événements se sont
bien pressés, depuis ma dernière confidence, et des événements
bien solennels, des événements qui doivent influer sur ma
vie future et intérieure d'une façon sans doute bien terrible!
Thimothina Labinette, je t'adore!
Thimothina Labinette, je t'adore!
je t'adore! laisse-moi chanter sur mon luth, comme le divin Psalmiste sur
son Psaltérion, comment je t'ai vue, et comment mon coeur a sauté
sur le tien pour un éternel amour!
Jeudi, c'était jour de sortie:
nous, nous sortons deux heures; je suis sorti: ma mère, dans sa
dernière lettre, m'avait dit: "... tu iras, mon fils, occuper superficiellement
ta sortie chez monsieur Césarin Labinette, un habitué à
ton feu père, auquel il faut que tu sois présenté
un jour ou l'autre avant ton ordination..."
... Je me présentai à
monsieur Labinette, qui m'obligea beaucoup en me reléguant, sans
mot dire, dans sa cuisine: sa fille, Thimothine, resta seule avec moi,
saisit un linge, essuya un gros bol ventru en l'appuyant contre son coeur,
et me dit tout à coup, après un long silence: Eh bien, monsieur
Léonard?...
Jusque là, confondu de me
voir avec cette jeune créature dans la solitude de cette cuisine,
j'avais baissé les yeux et invoqué dans mon coeur le nom
sacré de Marie: je relevai le front en rougissant, et, devant la
beauté de mon interlocutrice, je ne pus que balbutier un faible:
Mademoiselle?...
Thimothine! tu étais belle!
Si j'étais peintre, je reproduirais sur la toile tes traits sacrés
sous ce titre: La Vierge au bol! Mais je ne suis que poète, et ma
langue ne peut te célébrer qu'incomplètement...
La cuisinière noire, avec
ses trous où flamboyaient les braises comme des yeux rouges, laissait
échapper, de ses casseroles à minces filets de fumée,
une odeur céleste de soupe aux choux et de haricots; et devant elle,
aspirant avec ton doux nez l'odeur de ces légumes, regardant ton
gros chat avec tes beaux yeux gris, ô Vierge au bol, tu essuyais
ton vase! les bandeaux plats et clairs de tes cheveux se collaient pudiquement
sur ton front jaune comme le soleil; de tes yeux courait un sillon bleuâtre
jusqu'au milieu de ta joue, comme à Santa Teresa! ton nez, plein
de l'odeur des haricots, soulevait ses narines délicates; un duvet
léger, serpentant sur tes lèvres, ne contribuait pas peu
à donner une belle énergie à ton visage; et, à
ton menton, brillait un beau signe brun où
frissonnaient de beaux poils follets:
tes cheveux étaient sagement retenus à ton occiput par des
épingles; mais une courte mèche s'en échappait...
je cherchai vainement tes seins; tu n'en as pas: tu dédaignes ces
ornements mondains: ton coeur est tes seins!... Quand tu te retournas pour
frapper de ton pied large ton chat doré, je vis tes omoplates saillant
et soulevant ta robe, et je fus percé d'amour, devant le tortillement
gracieux des deux arcs prononcés de tes reins!...
Dès ce moment, je t'adorai:
J'adorais, non pas tes cheveux, non pas tes omoplates, non pas ton tortillement
inférieurement postérieur: ce que j'aime en une femme, en
une vierge, c'est la modestie sainte, ce qui me fait bondir d'amour, c'est
la pudeur et la piété; c'est ce que j'adorai en toi, jeune
bergère!...
Je tâchais de lui faire voir
ma passion; et, du reste, mon coeur, mon coeur me trahissait! Je ne répondais
que par des paroles entrecoupées à ses interrogations; plusieurs
fois, je lui dis Madame, au lieu de Mademoiselle, dans mon trouble! Peu
à peu, aux accents magiques de sa voix, je me sentais succomber;
enfin je résolus de m'abandonner, de lâcher tout; et, à
je ne sais plus quelle question qu'elle m'adressa, je me renversai en arrière
sur ma chaise, je mis une main sur mon coeur, de l'autre, je saisis dans
ma poche un chapelet dont je laissai passer la croix blanche, et, un oeil
vers Thimothine, l'autre au ciel, je répondis douloureusement et
tendrement, comme un cerf à une biche:
- Oh! oui! Mademoiselle... Thimothina!!!!
Miserere! miserere! - Dans
mon oeil ouvert délicieusement vers le plafond tombe tout à
coup une goutte de saumure, dégouttant d'un jambon planant au-dessus
de moi, et, lorsque, tout rouge de honte, réveillé dans ma
passion, je baissai mon front, je m'aperçus que je n'avais dans
ma main gauche, au lieu d'un chapelet, qu'un biberon brun; - ma mère
me l'avait confié l'an passé pour le donner au petit de la
mère chose! - De l'oeil que je tendais au plafond découla
la saumure amère: - mais, de l'oeil qui te regardait, ô Thimothina,
une larme coula, larme d'amour, et larme de douleur!...
.....................................
Quelque temps, une heure après,
quand Thimothina m'annonça une collation composée de haricots
et d'une omelette au lard, tout ému de ses charmes, je répondis
à mi-voix: - J'ai le coeur si plein, voyez-vous, que cela me ruine
l'estomac! - Et je me mis à table; oh! je le sens encore, son coeur
avait répondu au mien dans son appel: pendant la courte collation,
elle ne mangea pas: - Ne trouves-tu pas qu'on sent un goût? répétait-elle;
son père ne comprenait pas; mais mon coeur le comprit: c'était
la Rose de David, la Rose de Jessé, la Rose mystique de l'écriture;
c'était l'Amour!
Elle se leva brusquement, alla dans
un coin de la cuisine, et, me montrant la double fleur de ses reins, elle
plongea son bras dans un tas informe de bottes, de chaussures diverses,
d'où s'élança son gros chat; et jeta tout cela dans
un vieux placard vide; puis elle retourna à sa place, et interrogea
l'atmosphère d'une façon inquiète; tout à coup,
elle fronça le front, et s'écria:
- Cela sent encore!...
- Oui, cela sent, répondit
son père assez bêtement: (il ne pouvait comprendre, lui, le
profane!)
Je m'aperçus bien que tout
cela n'était dans ma chair vierge que les mouvements intérieurs
de sa passion! je l'adorais et je savourais avec amour l'omelette dorée,
et mes mains battaient la mesure avec la fourchette, et, sous la table,
mes pieds frissonnaient d'aise dans mes chaussures!...
Mais, ce qui me fut un trait de lumière,
ce qui me fut comme un gage d'amour éternel, comme un diamant de
tendresse de la part de Thimothina, ce fut l'adorable obligeance qu'elle
eut, à mon départ, de m'offrir une paire de chaussettes blanches,
avec un sourire et ces paroles:
- Voulez-vous cela pour vos pieds,
Monsieur Léonard?
.....................................
16 mai -
Thimothina! je t'adore, toi et ton
père, toi et ton chat:
Thimothina:
...Vas devotionis,
Rosa mystica,
Turris davidica,
Ora pro nobis!
Coeli porta,
Stella maris,
17 mai. -
Que m'importent à présent
les bruits du monde et les bruits de l'étude? Que m'importent ceux
que la paresse et la langueur courbent à mes côtés?
Ce matin, tous les fronts, appesantis par le sommeil, étaient collés
aux tables; un ronflement, pareil au cri du clairon du jugement dernier,
un ronflement sourd et lent s'élevait de ce vaste Gethsémani.
Moi, stoïque, serein, droit, et m'élevant au-dessus de tous
ces morts comme un palmier au-dessus des ruines, méprisant les odeurs
et les bruits incongrus, je portais ma tête dans ma main, j'écoutais
battre mon coeur plein de Thimothina, et mes yeux se plongeaient dans l'azur
du ciel, entrevu par la vitre supérieure de la fenêtre!...
- 18 mai:
Merci à l'Esprit Saint qui
m'a inspiré ces vers charmants . ces vers, je vais les enchâsser
dans mon coeur; et, quand le ciel me donnera de revoir Thimothina, je les
lui donnerai, en échange de ses chaussettes!...
Je l'ai intitulée La Brise:
Dans sa retraite de coton
Dort le zéphyr à douce
haleine:
Dans son nid de soie et de laine
Dort le zéphyr au gai menton!
Quand le zéphyr lève
son aile
Dans sa retraite de coton,
Quand il court où la fleur
l'appelle,
Sa douce haleine sent bien bon!
O brise quintessenciée!
O quintessence de l'amour!
Quand la rosée est essuyée,
Comme ça sent bon dans le
jour!
Jésus! Joseph! Jésus!
Marie!
C'est comme une aile de condor
Assoupissant celui qui prie!
Ça nous pénètre
et nous endort!
...............
La fin est trop intérieure
et trop suave; je la conserve dans le tabernacle de mon âme. A la
prochaine sortie, je lirai cela à ma divine et odorante Thimotina.
Attendons dans le calme et le recueillement.
.....................................
Date incertaine. Attendons!...
16 juin! -
Seigneur, que votre volonté
se fasse: je n'y mettrai aucun obstacle! Si vous voulez détourner
de votre serviteur l'amour de Thimothina, libre à vous, sans doute:
mais, Seigneur Jésus, n'avez-vous pas aimé vous-même,
et la lance de l'amour ne vous a-t-elle pas appris à condescendre
aux souffrances des malheureux! Priez pour moi!
Oh! j'attendais depuis longtemps
cette sortie de deux heures du 15 juin: j'avais contraint mon âme,
en lui disant: Tu seras libre ce jour-là: le 15 juin, je m'étais
peigné mes quelques cheveux modestes, et, usant d'une odorante pommade
rose, je les avais collés sur mon front, comme les bandeaux de Thimothina;
je m'étais pommadé les sourcils; j'avais minutieusement brossé
mes habits noirs, comblé adroitement certains déficits fâcheux
dans ma toilette, et je me présentai à la sonnette espérée
de monsieur Césarin Labinette. Il arriva, après un assez
long temps, la calotte un peu crânement sur l'oreille, une mèche
de cheveux raides et fort pommadés lui cinglant la face comme une
balafre, une main dans la poche de sa robe de chambre à fleurs jaunes,
l'autre sur le loquet... Il me jeta un bonjour sec, fronça le nez
en jetant un coup d'oeil sur mes souliers à
cordons noirs, et s'en alla devant
moi, les mains dans ses deux poches, ramenant en devant sa robe de chambre,
comme fait l'abbé*** avec sa soutane, et modelant ainsi à
mes regards sa partie inférieure.
Je le suivis.
Il traversa la cuisine, et j'entrai
après lui dans son salon. Oh! ce salon! je l'ai fixé dans
ma mémoire avec les épingles du souvenir! La tapisserie était
à fleurs brunes; sur la cheminée, une énorme pendule
en bois noir, à colonnes; deux vases bleus avec des roses; sur les
murs, une peinture de la bataille d'Inkermann; et un dessin au crayon,
d'un ami de Césarin, représentant un moulin avec sa meule
souffletant un petit ruisseau semblable à un crachat, dessin que
charbonnent tous ceux qui commencent à dessiner. La poésie
est bien préférable!...
Au milieu du salon, une table à
tapis vert, autour de laquelle mon coeur ne vit que Thimothina, quoiqu'il
s'y trouvât un ami de monsieur Césarin, ancien exécuteur
des oeuvres sacristaines dans la paroisse de***, et son épouse madame
de Riflandouille, et que monsieur Césarin lui-même vint s'y
accouder de nouveau, aussitôt mon entrée.
Je pris une chaise rembourrée,
songeant qu'une partie de moi-même allait s'appuyer sur une tapisserie
faite sans doute par Thimothina, je saluai tout le monde, et, mon chapeau
noir posé sur la table, devant moi, comme un rempart, j'écoutai...
Je ne parlais pas, mais mon coeur
parlait! Les messieurs continuèrent la partie de cartes commencée:
je remarquai qu'ils trichaient à qui mieux mieux, et cela me causa
une surprise assez douloureuse. - La partie terminée, ces personnes
s'assirent en cercle autour de la cheminée vide; j'étais
à un des coins, presque caché par l'énorme ami de
Césarin, dont la chaise seule me séparait de Thimothina:
je fus content en moi-même du peu d'attention que l'on faisait à
ma personne; relégué derrière la chaise du sacristain
honoraire, je pouvais laisser voir sur mon visage les mouvements de mon
coeur sans être remarqué de personne: je me livrai donc à
un doux abandon; et je laissai la conversation s'échauffer et s'engager
entre ces trois personnes; car Thimothina ne parlait que rarement; elle
jetait sur son séminariste des regards d'amour, et, n'osant le regarder
en face, elle dirigeait ses yeux clairs vers mes souliers bien cirés!...
Moi,
derrière le gros sacristain,
je me livrais à mon coeur.
Je commençai par me pencher
du côté de Thimothina en levant les yeux au ciel. Elle était
retournée. Je me relevai, et, la tête baissée vers
ma poitrine, je poussai un soupir; elle ne bougea pas. Je remis mes boutons,
je fis aller mes lèvres, je fis un léger signe de croix;
elle ne vit rien. Alors, transporté, furieux d'amour, je me baissai
très fort vers elle, en tenant mes mains comme à la communion,
et en poussant un ah!... prolongé et douloureux; Miserere!
tandis que je gesticulais, que je priais, je tombai de ma chaise avec un
bruit sourd, et le gros sacristain se retourna en ricanant, et Thimothina
dit à son père:
- Tiens, monsieur Léonard
qui coule par terre!
Son père ricana! Miserere!
Le sacristain me repiqua, rouge de
honte et faible d'amour, sur ma chaise rembourrée, et me fit une
place. Mais je baissai les yeux, je voulus dormir! Cette société
m'était importune, elle ne devinait pas l'amour qui souffrait là
dans l'ombre: je voulus dormir! mais j'entendis la conversation se tourner
sur moi!...
Je rouvris faiblement les yeux...
Césarin et le sacristain fumaient
chacun un cigare maigre, avec toutes les mignardises possibles, ce qui
rendait leurs personnes effroyablement ridicules; madame la sacristaine,
sur le bord de sa chaise, sa poitrine cave penchée en avant, ayant
derrière elle tous les flots de sa robe jaune qui lui bouffaient
jusqu'au cou, et épanouissant autour d'elle son unique volant, effeuillait
délicieusement une rose: un sourire affreux entr'ouvrait ses lèvres,
et montrait à ses gencives maigres deux dents noires, jaunes, comme
la faïence d'un vieux poêle. - Toi, Thimothina, tu étais
belle, avec ta collerette blanche, tes yeux baissés, et tes bandeaux
plats!
- C'est un jeune homme d'avenir:
son présent inaugure son futur, disait en laissant aller un flot
de fumée grise le sacristain...
- Oh! monsieur Léonard illustrera
la robe! nasilla la sacristaine: les deux dents parurent!...
Moi je rougissais, à la façon
d'un garçon de bien; je vis que les chaises s'éloignaient
de moi, et qu'on chuchotait sur mon compte...
Thimothina regardait toujours mes
souliers; les deux sales dents me menaçaient... le sacristain riait
ironiquement: j'avais toujours la tête baissée!...
- Lamartine est mort... dit tout
à coup Thimothina.
Chère Thimothine! C'était
pour ton adorateur, pour ton pauvre poète Léonard, que tu
jetais dans la conversation ce nom de Lamartine; alors, je relevai le front,
je sentis que la pensée seule de la poésie allait refaire
une virginité à tous ces profanes, je sentais mes ailes palpiter,
et je dis, rayonnant, l'oeil sur Thimothina:
- Il avait de beaux fleurons à
sa couronne, l'auteur des Méditations poétiques!
- Le cygne des vers est défunt!
dit la sacristaine!
- Oui, mais il a chanté son
chant funèbre, repris-je enthousiasmé.
- Mais, s'écria la sacristaine,
monsieur Léonard est poète aussi! Sa mère m'a montré
l'an passé des essais de sa muse...
Je jouai d'audace:
- Oh! Madame, je n'ai apporté
ni ma lyre ni ma cithare; mais...
- Oh! votre cithare! vous l'apporterez
un autre jour...
- Mais, ce néanmoins, si cela
ne déplaît pas à l'honorable, - et je tirai un morceau
de papier de ma poche, - je vais vous lire quelques vers... Je les dédie
à mademoiselle Thimothina.
- Oui! oui! jeune homme! très
bien! récitez, récitez, mettez-vous au bout de la salle...
Je me reculai... Thimothina regardait
mes souliers... La sacristaine faisait la Madone; les deux messieurs se
penchaient l'un vers l'autre... je rougis, je toussai, et je dis en chantant
tendrement
Dans sa retraite de coton
Dort le zéphyr à douce
haleine...
Dans son nid de soie et de laine
Dort le zéphyr au gai menton.
Toute l'assistance pouffa de rire:
les messieurs se penchaient l'un vers l'autre en faisant de grossiers calembours;
mais ce qui était surtout effroyable, c'était l'air de la
sacristaine, qui, l'oeil au ciel, faisait la mystique, et souriait avec
ses dents affreuses! Thimothina, Thimothina crevait de rire! Cela me perça
d'une atteinte mortelle, Thimothina se tenait les côtes!... - Un
doux zéphyr dans du coton, c'est suave, c'est suave!... faisait
en reniflant le père Césarin... Je crus m'apercevoir de quelque
chose... mais cet éclat de rire ne dura qu'une seconde: tous essayèrent
de reprendre leur sérieux, qui pétait encore de temps en
temps...
- Continuez, jeune homme, c'est bien,
c'est bien!
Quand le zéphyr lève
son aile
Dans sa retraite de coton,...
Quand il court où la fleur
l'appelle,
Sa douce haleine sent bien bon...
Cette fois, un gros rire secoua mon
auditoire; Thimothina regarda mes souliers: j'avais chaud, mes pieds brûlaient
sous son regard, et nageaient dans la sueur; car je me disais: ces chaussettes
que je porte depuis un mois, c'est un don de son amour, ces regards qu'elle
jette sur mes pieds, c'est un témoignage de son amour: elle m'adore!
Et voici que je ne sais quel petit
goût me parut sortir de mes souliers: oh! je compris les rires horribles
de l'assemblée! Je compris qu'égarée dans cette société
méchante, Thimothina Labinette, Thimothina ne pourrait jamais donner
un libre cours à sa passion! Je compris qu'il me fallait dévorer,
à moi aussi, cet amour douloureux éclos dans mon coeur une
après-midi de mai, dans une cuisine des Labinette, devant le tortillement
postérieur de la Vierge au bol!
- Quatre heures, l'heure de la rentrée,
sonnaient à la pendule du salon; éperdu, brûlant d'amour
et fou de douleur, je saisis mon chapeau, je m'enfuis en renversant une
chaise, je traversai le corridor en murmurant: J'adore Thimothine, et je
m'enfuis au séminaire sans m'arrêter...
Les basques de mon habit noir volaient
derrière moi, dans le vent, comme des oiseaux sinistres!...
.....................................
.....................................
30 juin.
Désormais, je laisse à
la muse divine le soin de bercer ma douleur; martyr d'amour à dix-huit
ans, et, dans mon affliction, pensant à un autre martyr du sexe
qui fait nos joies et nos bonheurs, n'ayant plus celle que j'aime, je vais
aimer la foi! Que le Christ, que Marie me pressent sur leur sein: je les
suis: je ne suis pas digne de dénouer les cordons des souliers de
Jésus; mais ma douleur! mais mon supplice! Moi aussi, à dix-huit
ans et sept mois, je porte une croix, une couronne d'épines! mais,
dans la main, au lieu d'un roseau, j'ai une cithare! Là sera le
dictame à ma plaie!...
.....................................
- Un an après, Ier août
-
Aujourd'hui, on m'a revêtu de
la robe sacrée; je vais servir Dieu; j'aurai une cure et une modeste
servante dans un riche village. J'ai la foi; je ferai mon salut, et sans
être dispendieux, je vivrai comme un bon serviteur de Dieu avec sa
servante. Ma mère la sainte Eglise me réchauffera dans son
sein: qu'elle soit bénie! que Dieu soit béni!
... Quant à cette passion
cruellement chérie que je renferme au fond de mon coeur, je saurai
la supporter avec constance: sans la raviver précisément,
je pourrai m'en rappeler quelquefois le souvenir: ces choses-là
sont bien douces! - Moi, du reste, j'étais né pour l'amour
et pour la foi! - Peut-être un jour, revenu dans cette ville, aurai-je
le bonheur de confesser ma chère Thimothina?... Puis, je conserve
d'elle un doux souvenir: depuis un an, je n'ai pas défait les chaussettes
qu'elle m'a données...
Ces chaussettes-là, mon Dieu!
je les garderai à mes pieds jusque dans votre saint Paradis!...
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