Nicolas Poussin, 
Les Bergers d'Arcadie 
(1638-40, Musée du Louvre, Paris). 

Les Bergers d'Arcadie
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Ce tableau de Poussin, où des bergers d'Arcadie déchiffrent sur un tombeau l'inscription "Et in Arcadia ego", permet deux interprétations du rapport entre la mémoire et le temps.
Quand, à la faveur d'un contresens, on traduit l'inscription latine par : "Moi aussi, j'ai vécu en Arcadie", on attribue ces mots à un défunt qui attesterait, par-delà la tombe, avoir connu le bonheur dans ce royaume désormais mythique. Ainsi, le souvenir impérissable du bonheur du passé transcenderait le temps et la mort. La mémoire ("Mère des souvenirs, maîtresse des maîtresses", Baudelaire) et la mélancolie (ce "bonheur d'être triste", Victor Hugo), vont ici tranquillement de pair.
Mais si, respectant la syntaxe latine, on traduit "Et in Arcadia ego" par : "même en Arcadie j'existe", alors c'est la mort elle-même qui rappelle aux vivants son omniprésence : même en Arcadie, même dans ce pays synonyme de vie paisible et heureuse, il y a des tombes. Cette nouvelle lecture du tableau met alors l'accent sur le caractère périssable non seulement de l'existence humaine et du bonheur, mais de la mémoire même du bonheur.
 

Bientôt, personne ne saura plus déchiffrer les vieilles inscriptions. Le souvenir sera-t-il définitivement perdu des langues mortes, des temps anciens, et des anciens mythes ? Tous ceux qui avaient chanté le royaume d'Arcadie, son "âge d'or", ses bergers, sa paix bucolique, auront-ils entièrement disparu, sans laisser de traces de leur passage ? La mort, dira-t-on, n'ensevelit pas seulement la vie, mais la mémoire de la vie. Le tableau de Poussin illustrerait alors l'irrémédiable victoire du temps sur toutes choses et sur l'être même des choses et des êtres. Ira-t-on, dans cette voie, jusqu'à définir l'homme comme "être pour la mort", comme Heidegger ?

La sérénité qui émane de l'harmonieuse composition de Poussin fait voler en éclats cette assertion nihiliste. Aristote, déjà, jugeait risible la réduction de l'humanité à la mortalité, et de la confusion de l'accident avec la cause finale. A sa manière, tout grand artiste illustre la mémoire d'une humanité qui vit essentiellement dans la continuité subjective, et quasiment intemporelle, des générations, bien plus que dans la succession objective, et simplement animale, des individus. 

"Les animaux, écrit Alain, ont la mémoire aussi bonne que nous. Un cheval reconnaît, après des années, le tournant qui mène à la bonne auberge" ; mais, ajoute-t-il : "Les animaux ne font point de commémoration, ni de monuments, ni de statues ... Les chevaux galopent selon leur structure, sans qu'on les voie jamais arrêtés et méditant l'image d'un cheval au galop, qu'ils auraient faite. Encore moins voit-on les bêtes devant un tombeau fait de pierres amoncelées ; et pourtant il n'est pas difficile de faire un tombeau". C'est donc la mémoire proprement humaine qui est la gardienne du temps.
 

D'après le Cours de Philosophie pour Terminale de Léon-Louis Grateloup (Hachette, 1990).

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