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Contemple le troupeau qui passe
devant toi en broutant. Il ne sait pas ce qu'était hier ni ce qu'est
aujourd'hui : il court de-ci de-là, mange, se repose et se remet
à courir, et ainsi du matin au soir, jour pour jour, quel que soit
son plaisir ou son déplaisir. Attaché au piquet du moment
il n'en témoigne ni mélancolie ni ennui. L'homme s'attriste
de voir pareille chose, parce qu'il se rengorge devant la bête et
qu'il est pourtant jaloux du bonheur de celle-ci. Car c'est là ce
qu'il veut : n'éprouver, comme la bête, ni dégoût
ni souffrance, et pourtant il le veut autrement, parce qu'il ne peut pas
vouloir comme la bête. Il arriva peut-être un jour à
l'homme de demander à la bête : « Pourquoi ne me parles-tu
pas de ton bonheur et pourquoi ne fais-tu que me regarder ? » Et
la bête voulut répondre et dire : « Cela vient de ce
que j'oublie chaque fois ce que j'ai l'intention de répondre. »
Or, tandis qu'elle préparait cette réponse, elle l'avait
déjà oubliée et elle se tut, en sorte que l'homme
s'en étonna.
Nietzsche, Seconde Considération intempestive (1874), trad. H. Albert, § 1. |